La peinture inaliénable, by Henry-Claude Cousseau

First published in the catalogue for the British Council's touring exhibition 'Petits Formats', shown at the Musee des Beaux Arts, Nantes, 15th June 1990

La peinture inaliénable

Les préjugés perturbent l’interprétation de l’oeuvre de Howard Hodgkin. Confinée, pour beaucoupen Europe, dans la préciosité d’une sorte d’accomplissement virtuose de la tradition occidentale, elle n’appartiendrait pas résolument à son temps; elle resterait élégamment en marge des apports contemporains pour les avoir snobés et s’être attachée, non sans dédain, aux references les moins actuelles de l’art. Il y a une certaine hauteur dans l’attitude et dans la pensée du peintre. Mais elle ne vient ni d’une supériorité gratuite, encore moins d’une quelconque cécité intellectuelle. Si l’on se reporte à ses propos, c’est sans doute dans un souci exigeant de classicisme qu’on devra rechercher l’origine d’une certaine résistence à son époque, et surtout son refus d’en passer par les consensus. Une manière de scepticisme le contraint en quelque sorte au défi de s’en tenir justement aux données traditionnelles, pour mieux les dépasser sur leur propre terrain; ce qui revient en dernier ressort à les ignorer! Howard Hodgkin est de ce fait singulier; sans vouloir le laisser clairement paraître, il propose en réalité une alternative à la peinture de ces dernières décennies. Une forme de supériorité du savoir éconduit le radicalisme des ruptures au profit d’un entêtement tout aussi provoquant et fecund. Le désir d’intemporalité qui fonde tout classicisme, et don’t en particulier Hodgkin nous parle, c’est avant tout d’accepter de dissocier le propos essentiel de l’oeuvre d’apparences stylistiques inévitables, mais au fond subsidiaires. Dans cet ordre, la pensée s’accommode mieux du repli, de la discrete protection que la tradition dispense, pour exalter son acuité et sa force.

Dès le début des années 70, l’oeuvre de Hodgkin montre les signes d’une telle preference. Le peintre decide de s’exprimer dans des limites et au travers de concepts qui résument une histoire du tableau: prédilection pour un colorisme exuberant et émotionnel (d’ailleurs venu largement de la tradition française) au Coeur de laquelle s’affiche une passion déclarée en amont, comme support, le bois à la toile), compositions fermées privilégiant la profondeur que souligne l’affirmation systématique de la notion de cadre. Par ailleurs, les titres des tableaux nous laissent entendre comment leur genèse commente la vie du peintre en un récit auto-biographique qui nous livre les affects don’t il est chargé.

Mais la description (meme si elle se livre en permanence à un jeu délicatement allusive avec la réalité) tourne court. Le propos est ailleurs. Le leurre illusionniste qui fascine tant Hodgkin prend son départ dans l’artifice d’une affirmation Presque exclusive de traits qui ne servent en definitive qu’à introduire sa logique. La peinture est toujours encadrée; mais son cadre, pour bien affirmer sa solidarité avec elle, est à son tour peint, incorporé à la composition par le jeu des touches et des couleurs, au point d’en être un élément constitutif. Il fait corps avec elle, et d’ailleurs, à cause de cela n’existe pas vraiment! Bien entendu, l’espace “crée une illusion de profondeur sans déjouer la planéité de la surface” ; il est “caverneux” rendu tangible en partie par l’affirmation de la bordure qui ménage concrètement comme une sorte de hiérarchie de la progression vers le centre focal du tableau. La touché va jusqu’à libérer des signes, sommaires, mais qui n’en incorporent que mieux la couleur. La couleur elle-même, par un jeu savant de glacis translucides, d’interstices lumineux, relaie le déploiement, la démultiplication intérieure de l’espace. Sa stridence capiteuse, sa fulgurance, donnent lieu à des modulations, des dissonnances ou des harmonies qui contribuent à faire sonner l’ensemble du tableau comme un accord plaque sur un instrument. Mais cette concision ponctuelle, temporelle, voile en partie le projet véritable du peintre.

Celui-ci nous est inidqué par un propos très éclairant de ce dernier et qui nous révèle l’autre versant de sa pensée: “Il m’importe beaucoup que chaque touche ne soit pas de l’ordre de l’autographe, mais simplement une touche qui puisse ensuite être utilisée avec n’importe quelle autre pour contenir quelque chose . . .je veux faire une touche qui soit anonyme et autonome”. Qualités que Hodgkin détecte déjà chez David puis chez Degas (en l’opposant d’ailleurs à Manet), plus près de nous, chez J. Johns ; autrement dit l’artiste aborde ici une préoccupation qui tranche complètement sur celles sont en apparence les siennes, et qui l’inscrit au plus près de ses contemporains.

Après Pollock, dans l’oeuvre duquel la projection gestuelle atteint son paroxysme, la peinture devient le lieu d’une réflexion qui tend à la mettre littéralement en scène; le “morceau de peinture” comme emblême classique devient sujet du tableau dans une distanciation ironique qui fait émerger certains traits (précisément la touche, son corollaire le geste, l’illusionnisme spatial, l’ambiguité du rapport à la figuration) comme une thématique spécifique. C’est le cas en particulier chez G. Richter, mais aussi Lichtenstein, Polke et d’autres. Il y a là évidemment une manière commune de questioner le problème de la peinture, de la mise en scène de la pratique picturale, propre à un certain état d’esprit, et on se souviendra qu’à ses débutsHodgkin pratiquait un travail lié au Pop Art.

Les artifices auxquels le peintre recourt ne sont finalement explorés, démontés, que pour mieux renforcer, perpétuer leur pouvoir. Plus précisément, ici, la peinture s’élabore à partir de la fascination que son propre stéréotype, tout à la fois imaginaire et culturel, engendre. D’ailleurs la passion que l’artiste éprouve pour la peinture indienne, tient sans doute aussi à son classicisme c’est-à-dire à la force stéréotypique qu’elle possède en dépit et surtout à cause de la descrétion, Presque de la ténuité miraculeuse, des moyens qu’elle met en oeuvre. Pour citer une personnalité apparemment aux antipodes de Hodgkin, on retiendra ce propos de G. Richter parlant de la notion de beauté: “je suis arrive à la conclusion qu’elle avait toujours autant d’impact”. Le mot est essentiel. C’est la puissance initiale de la peinture qui est évoquée. En ce sens que ce que le peintre recherche alors est naturellement de l’ordre du concept mais aussi de l’effet.

Dans le cas de Hodgkin, et pour nous résumer, la touche, les signes, la couleur, l’espace, la composition, ont bien une dimension narrative immediate, mais supplantée, recouverte, cachée. A l’instar des glacis qui font, au fil des années où les tableauxsont maintes et maintes fois repris, disparaître peu à peu le sujet originaire de la peinture, un autre sujet émerger dans un mouvement corollaire, indice de cette distance, source d’un autre artifice, et qui, de la peinture encadrée, au cadre devenu peinture, aboutit finalement à sa representation. Il n’y a pas jusqu’à l’intimisme qui lui est particulier qui ne soit, comme le dit si justement l’artiste lui-même, “brutalisé” par la peinture. Là où la notion d’impact est invoquée par Richter comme un protocole de maîtrise de sa puisèsance, de son pouvoir de peintre, Hodgkin réagit en refusant en outré de la séparer de l’affect qu’elle ne manque pas aussi de produire.

Revenant à son point de départ, préférant par classicisme, opérer une synthèse plutôt que procéder par coupure ou rejet, c’est en disposant de cette puissance que Hodgkin intègre, alors et seulement, à l’image et notamment par le biais du chromatisme, la dimension sensible et concrète. L’ironie est à son tour submergée, déplacée par l’émotion de l’énoncé. Il sait qu’il perpétue ainsi durablement le souvenir de l’instant, sa volupté, et qu’il rend à la peinture son pouvoir inalienable.

Notes
i. on se reportera à la très intéressante interview avec David Sylvester dans Howard Hodgkin: Forty Paintings, 1973-1984, Londres, 1984, notamment p.105 ii. idem. p.100 iii. idem. p.101 iv. idem. p.105 v. idem vi. cite dans Bernard Blistène, Gerhard Richter ou l’exercice du soupcon, catalogue de l’esposition Gerhard Richter, Saint-Etienne, Musée d’Art et d’Industrie, janvier-février 1984, p.8 vii. op. cit. p.100 viii. au sens où Roland Barthes entend la poésie en l’opposant à l’idéologie dans Mythologies, Paris, p.247